Binômes par Julio Medem

ANA ET ANA /L’APPARENCE ET L’INTERIORITE / LUMIERE ET OMBRE

Ana est dotée de forces si contrastées qu’elle est, sans aucun doute, l’une des créatures les plus profondément extrêmes que je connaisse parmi les espèces humaines ; je fais référence à la différence entre apparence et intériorité, entre visible et invisible. Son chaos émerge de ce clair-obscur.

Quand cette histoire commence, elle a 18 ans et n’est absolument pas consciente de l’abysse qui siège dans son subconscient. C’est pour cette raison que sa personnalité lumineuse tend à s’ouvrir sur ce qui est autour d’elle, de façon à la distraire elle-même, car Ana a secrètement en elle un horizon obscur, qu’elle craint.

Et ce n’est pas étonnant, car la caravane humaine qui circule dans ses entrailles, pleine de vies qui vibrent encore, de jeunes femmes mortes mais toujours soucieuses d’engendrer une armée infinie d’enfants qui seront des hommes bons, a mis en marche ses premiers wagons deux mille ans plus tôt.

Mais nous voyons Ana comme une jeune fille ordinaire. Ou plutôt, elle paraît « ultra ordinaire ». Une hippy de la nouvelle génération qui peint des tableaux remplis d’optimisme et de joie. Des peintures naïves, colorées, faites de cire, qui forment un mur protecteur couvert de portes fermées et que, peu à peu, quelqu’un venu de très loin (de l’autre côté de l’Atlantique) l’aidera à ouvrir ; des craquements dans l’abysse.

Ana foule du pied son présent, mais s’engage déjà sur la deuxième étape, juste au cas où le temps aurait l’idée de passer plus vite. Elle veut toujours être la première à s’engager pour ce qui est encore à venir, jamais pour ce qui a déjà été, et moins encore pour ce qui est déjà mort. Ou fané. Ou décoloré. C’est une enthousiaste de la couleur, du surréel, du désirable… et quand il s’agira d’amour, Ana se donnera en sacrifice, comme une jeune fille romantique à son ténébreux Prince Charmant, ou comme une vieille alpiniste prête à escalader les plus hauts sommets de la planète, et à ne jamais redescendre.

Ana a un visage d’oiseau et des os d’homme des cavernes. Elle respire l’air le plus léger, bien que le sang qui coule dans ses veines soit épais, sombre, vieux. Elevée dans une caverne à Ibiza, elle se plaît à prendre confiance en elle et à se découvrir à Madrid : c’est une Européenne, qui sent que New York est le meilleur endroit. La fille de son ours de père. Ana plonge dans la mer pour délaisser le Vieux monde pour le Nouveau, changer le Grand passé pour le Grand présent. Mais elle sera toujours l’amante et la mère de deux mondes : l’amante blessée et la mère bestiale.

Ana est à la fois la princesse et le monstre dans cette fable sur la tyrannie de l’homme blanc ; la tyrannie du genre masculin contre la femme comme cause première des malheurs de l’humanité. Ana est une proie facile, à vrai dire, mais aussi une fine mouche pour ridiculiser et punir l’injustice du chasseur blanc. Mais elle ne semble pas exactement être un soldat, elle est plutôt un passager clandestin sur un bateau qui traverse l’Atlantique, ou au plus, un terroriste sexuel qui ne sait pas véritablement que si l’Histoire a jamais eu, où que ce soit, un semblant de conscience, elle serait l’un de ses gardiens, aussi bien qu’elle est une femme.

Ana est une magicienne du naïf, car vraiment, elle ne parle pas avec les forces du temps, ni la terre ni le feu ni la glace… même si celles-ci sont ses alliées. Elle n’en est authentiquement pas consciente et doit être aidée dans son envol, élevée pour l’éternité. Aimée, toujours.

ANA ET L’HOMME-OISEAU/ L’ALOUETTE ET LE FAUCON/ UTERUS ET HACHE

D’abord, le vol paisible de l’alouette, puis, un faucon portant un masque, perché sur le bras de son maître, ouvrent le film. Nous sommes dans une réserve de jeu privée en Andalousie. L’histoire renversera ce qui survient entre les deux oiseaux, jusqu’à atteindre son apogée, dans la suite  lumineuse d’un gratte-ciel moderne à New York. Presque la clôture d’un arc mythologique.

Ana n’est pas un mythe, elle pourrait même en être l’opposé, mais elle renferme en elle le mythe du chaos, le mythe féminin de la création. Cette histoire est une construction mythologique (codée) sur la figure d’Ana, mais derrière son dos, sans qu’elle le sache en principe, et, une fois qu’elle le sait, sans qu’elle le veuille.

Elle n’a pas choisi, elle le porte naturellement, et contre son caractère. Ce que nous voyons d’Ana, la façon dont elle est et la façon dont elle se comporte, en est  la partie nouvelle, libre; ce qu’elle dissimule est la partie ancienne, encombrée, attachée au passé. Il existe un conflit intense en Ana, dans lequel, à chaque moment, l’individuel se dégage et ignore le collectif, jusqu’à ce qu’à la fin de l’Histoire, un couple (une mère et un père qui ont perdu un fils à la Guerre) lui ouvre la porte… A cet instant, Ana est capable d’entendre la plus ancienne de ses voix, accompagnée d’une énergie spirituelle féminine… et elle franchit le seuil de la porte. A partir de ce moment, elle s’inscrit dans la lignée et devient une prolongation, une femme de plus, la dernière, la seule qui soit visible. Et elle use de ses armes de femme.

Oui, Ana sent à présent qu’elle peut s’amuser à représenter le mythe féminin de la procréation, qu’elle doit (bien qu’elle ne sache pas de quelle manière et aura à improviser) punir l’homme de Guerre. Une punition poétique dans laquelle le mythe féminin de vie (« la mère des hommes bons ») semble vouée à perdre face au mythe masculin de la hache. Cet « acte poétique » (ainsi qu’Ana l’appelle) met en mouvement la cérémonie de son propre sacrifice.

Les attitudes entre les mythes et leurs conséquences se sont répétées depuis le commencement de l’Humanité, de sorte que nous savons que la femme est tout-à-fait capable de procréer et l’homme est absolument capable de tuer.

ANA ET JUSTINE/ PROTAGONISTE ET ANTAGONISTE/CHAOS ET VIGILANCE

Justine est une mécène française qui rencontre Ana sur l’île d’Ibiza et est fascinée par sa personnalité radieuse et la façon dont elle s’exprime au travers de ses tableaux peints dans la cire, pleins de couleurs et sans aucune profondeur apparente. En proposant à Ana d’aller à Madrid, dans sa résidence d’artistes, elle tentera de devenir la mère que la fille n’a pas.

Justine est une guide qu’Ana a du mal à accepter, en principe, par défense et parce qu’elle a déjà une mère, qui l’a abandonnée enfant. Une mère qu’elle a déjà oubliée sans aucun regret. Ana pense n’avoir besoin que de son père (qui tient aussi le rôle d’une mère), qu’elle portera toujours en elle. Il est à l’origine de la grande confiance qu’elle a envers les hommes.

Si Ana représente le chaos, ou le renferme dans son abysse intérieure, presque derrière son dos, Justine représente le cercle, la mathématicienne qui impose les cycles de la vie, l’ordre adapté à la patriarchie. Vigilance. Le chaos est femme et l’origine de toutes les choses. Les Babyloniens le dirent il y a 4000 ans, mais ceci fut rejeté par le fanatisme du contrôle. Par la loi et l’ordre d’un seul homme, Dieu. Du chaos, on peut également attendre l’imagination, la créativité. Justine le sait et l’entretient, bien qu’elle ne le possède pas.

C’est la raison pour laquelle elle est mécène avec une vieille demeure à Madrid, qui tient lieu de résidence pour de jeunes artistes qu’elle choisit puis laisse développer librement leur désordre.

Mais c’est Justine qui insiste pour qu’Ana prenne conscience de ce qu’elle représente, de la signification de sa vie, de son besoin de se donner à une cause collective. Elle est la femme sage en laquelle la rivière du chaos ne coule pas, bien qu’elle soit consciente de sa signification féminine, et se bat de sorte qu’Ana puisse le découvrir et agir pour tous. Justine est la maîtresse de cérémonie qui doit convaincre Ana d’accomplir sa punition poétique et de s’offrir en sacrifice au nom de la femme assassinée par la hache de l’homme-oiseau, dans ce temps reculé où les déesses disparurent.

ANA ET SAID/ TEMPS ET SILENCE/ JOIE ET TOURMENT

Said est un jeune peintre Sahraoui qui a perdu ses parents lors de la guerre contre le Maroc : une guerre d’invasion civile et militaire au terme de laquelle la vaste majorité du peuple Sahraoui dut vivre dans des camps de réfugiés en Algérie, dans le désert de Hamada. Ils vivent là depuis plus de trente années, et Said, ainsi que de nombreux autres orphelins de guerre et les autres jeunes Sarahouis, ne connaît pas son pays. La première chose que Said demande à Ana, dès qu’il la rencontre, est de dormir avec lui, car il dort mal, il souffre. Ana, toutefois, dort très bien. « Je ne rêve jamais. Je dois avoir certaines portes fermées. » Il souhaiterait avoir un semblable rempart contre son subconscient, être en mesure de « fermer la porte », mais il ne le peut pas. Contrairement à Ana, Said n’a rien en lui, sauf lui-même, mais il est immense. Sa vaste intériorité, qui lui donne le vertige, est aussi son vaste extérieur. Voilà son tourment.

Said est un jeune homme extrêmement doué, mais c’est aussi un homme du désert. Il avoue à Ana, au cours d’une de ses nuits d’angoisse, sa souffrance en ressentant qu’il voit tout le paysage, y compris ses limites, et lui dit que derrière l’horizon, il n’y a rien. Pour Said, vivre est une perte de temps. Quelque chose se passe entre ces deux êtres opposés, une interconnexion énigmatique qui les aidera tous deux à se comprendre chacun.

Lui, dont le seul but est d’être capable d’aider un jour son peuple, s’intéresse particulièrement à la biologie moléculaire, car son rêve le plus intime est de pouvoir découvrir un jour une façon de « faire durer notre biologie éternellement». Said est convaincu que lorsque « notre biologie prendra fin, tout prendra fin. L’âme n’a de sens qu’avec la biologie. ». Ana l’encourage, « Vas-y, alors, mets-toi à étudier ! ». Mais le sens et les événements de cette histoire montreront peu à peu à sa protagoniste que nos vies à tous sont étendues et connectées depuis les premiers temps, vers un futur qui nous attire, qui nous réclame. Ana dit à Said qu’après la mort (quand la biologie prend fin), nous sommes tous présents, « Nous nous rassemblons. Mourir emplit, cela ne vide pas. » Nous renfermons la mémoire de tout ce qui a été et de tout ce qui est ; les vivants et les morts existent ensemble.

ANA ET LINDA/ LE VENT ET LA TERRE/ LE VERT ET LE NOIR

Ana et Linda deviennent amies dès leur première rencontre, bien qu’elles aient vécu des vies très différentes et ont des personnalités opposées : ces différences, qu’elles se disent immédiatement, les unissent. Ana arrive à Madrid, attristée à l’idée d’être loin de son père, qu’elle a constamment à l’esprit, à qui elle écrit qu’elle sent sa main serrant la sienne, la protégeant malgré l’éloignement. Mais Ana avance dans la vie, évitant les autres mains, en une danse avec laquelle elle commence à préparer sa vie seule. Elle espère qu’un jour, une main dans la grande ville sera pour elle. Linda, quant à elle, arrive à Madrid avec le sentiment d’avoir laissé une famille qu’elle n’aime pas et dont elle n’a pas besoin : son père car il est égoïste et ne peut aimer personne, sa mère car elle cède à celui-ci, comme une pauvre idiote « qui rétrécit chaque jour ». Lors de leur première rencontre, Linda se définit comme une créature de terre, « super solide », tandis qu’Ana avec ses yeux verts, lui avoue qu’elle a besoin d’être retenue, et prend immédiatement la main de l’autre jeune fille, la première main de ce long voyage.

Sa nouvelle amie Linda lui dit ouvertement que les hommes sont des bites sur pattes, « au fond, ce sont tous des violeurs ». Elle définit les femmes comme des putes égoïstes. Mais il y a de nombreux positionnements intermédiaires entre violeurs et putes, comme celui qu’occupe Linda elle-même, avec ses contradictions de femme et son amant occasionnel, Lucas, qui dit ne pas croire en Dieu, mais dans les femmes, « ma seule déesse ». Dans ce classement, qui comporte des étapes intermédiaires où il y a des déesses et des hommes qui flattent les femmes (« pour baiser plus, c’est tout ce qu’ils veulent »), quelque chose aidera Ana à mieux se comprendre, à savoir comment affronter sa destinée. Linda, vidéaste, est aussi la personne qui filme les séances d’hypnose que fait Anglo sur Ana. Elle est donc un témoin de premier rang face au chaos de cette dernière. Linda connaît les deux Ana. Ou plutôt, toutes les Ana. En vérité, Ana a de la chance d’avoir trouvé dans Linda sa première amie loin de chez elle, son contraste, son culot, ses yeux noirs, son accent, avec lequel elle dit « on doit envoyer ce monde de machos au diable, ça nous rend toutes pourries de l’intérieur ». Ana emportera ça dans ses bagages pour la fin de son voyage, et cela l’aidera à découvrir le sens de sa vie.

ANA ET ANGLO/ CONSCIENT ET INCONSCIENT/ PUTE ET VIOLEUR

Dans l’une des lettres qu’Ana envoie à son père, elle lui dit qu’elle et Linda vivent avec un jeune homme « qu’on appelle Anglo à cause de son accent, il vient de Los Angeles ». L’innocence d’Ana  nous aide à mieux comprendre ce personnage, qui apparaît et se comporte comme un guide à qui, confiante,  elle donne la main en fermant les yeux. Ana s’en remet à un expert en techniques d’hypnose, de sorte qu’il puisse ouvrir les portes de son chaos, consentant à se révéler, mais à la condition de ne rien voir, de telle sorte que la tragédie puisse se dérouler sans qu’elle n’en ait le moindre souvenir, comme un cauchemar invisible, silencieux. Seule la caméra de Linda peut enregistrer ces voyages dans le passé.
Dans ce cas, Ana accepte d’être la « pute égoïste » se donnant à Anglo, un doux genre de « violeur » de femmes mortes et de leurs souvenirs. Consciente de la lâcheté qu’elle manifeste en refusant de s’y confronter, Ana permet finalement à Anglo quelque chose de plus, quelque chose d’intime et de physique. Elle lui offre son propre corps durant les séances d’hypnose, certaine que la relation pute/violeur n’atteindra jamais le niveau de sa conscience.

Au fur et à mesure, Ana perd une partie du sentiment de qui elle est vraiment. Quand elle demande à Anglo pourquoi elle n’a pas de rêves à elle, il lui répond qu’elle a secrètement peur. Il n’est pas clair qu’elle a été toutes ces femmes dont elle parle sous hypnose, mais celles-ci constituent une part d’elle. Personne n’existe seul, personne ne vit seul. Nous sommes ce que nous sommes parce que d’autres étaient ce qu’ils étaient. Anglo lui demande de regarder à l’intérieur d’elle-même et d’écouter, et Ana accepte finalement de faire une séance d’hypnose en restant consciente,  mais ne veut se souvenir que de certains moments heureux d’une vie passée qui l’intéresse pour son présent.

En ce sens, on peut dire que « Caótica Ana » est une histoire sur une tragédie, conduite par la force de l’optimisme de sa protagoniste et son besoin d’être heureuse.

 
Films sans Frontières©