Les rEves et cauchemars de Kim Ki-Duk

« La communication demande un défaut, une « faille » ; elle entre, comme la mort, par un défaut de la cuirasse. Elle demande une coïncidence entre deux déchirures, en moi-même, en autrui. »
Georges Bataille, Le coupable

LE REVE DU PAPILLON

Dans Dream, Kim Ki-Duk fait référence au célèbre écrit du philosophe chinois Tchouang-Tseu, Le Rêve du Papillon : « Jadis, raconte Tchouang-Tseu, une nuit, je rêvais que j’étais un papillon voltigeant et satisfait de mon sort. Je ne savais pas que j’étais moi-même. Puis je m’éveillais et je devenais à nouveau Tchouang-Tseu. Et je ne sus plus si j’étais Tchouang-Tseu rêvant qu’il était un papillon, ou un papillon rêvant qu’il était Tcheou. C’est là ce qu’on appelle le changement des êtres. » Cette fameuse formulation, qui pose la question de la frontière entre le rêve et la réalité, entre le vrai et le faux, constitue le fil conducteur des œuvres de Tchouang-Tseu. Epousant tantôt la forme du dialogue paradoxal, tantôt celle du conte allégorique, tantôt celle du poème mystique, ce chef-d’œuvre datant du quatrième siècle avant notre ère contient tout l’esprit du Tao. On y trouve Confucius rendant visite à Lao-Tseu, un mille-pattes jaloux d’un serpent, Grande Pureté conversant avec Inaction, et tant d’autres figures, réelles ou imaginaires, qui illustrent, non sans humour, les enseignements de la sagesse chinoise.

L’ECHEC DE LA COMMUNICATION

Ce qui unit Jin et Ran n’est autre que le rêve. Le film soulève l’idée que nul n’est responsable de ce qui se produit dans ses rêves, ce qui suscite un étrange sentiment de distance. Les rêves des deux personnages se tissent dans des directions opposées. Quand Jin est heureux, Ran est misérable. Une psychologue leur dit que s’ils tombent amoureux, leurs problèmes disparaîtront. Les désirs et les actions cachés de Jin et Ran  les conduisent à s’aimer et à se blesser dans l’univers incompréhensible des rêves.

A plusieurs reprises, Jin tente de prendre du recul sur sa situation : il grave des mots sur des sceaux en bois, ponctuant le récit de résonnances philosophiques. Cela n’est pas sans rappeler l’intérêt que Kim Ki-Duk porte depuis longtemps aux concepts, aux symboles et aux abstractions du langage comme facteurs d’échec de communication entre les êtres. Son goût pour l’onirisme, la spiritualité et l’ésotérisme transparaissent aussi à travers une atmosphère fantastique discrète mais assumée. Ses protagonistes balbutient, s’enferment dans un mutisme méditatif, se sacrifient, comme ils le faisaient déjà dans L’Île. Asservis par un destin écrasant, les deux personnages se battent désespérément contre la force du sommeil, dans un film où l’esthétique onirique revêt la forme d’une prison ouatée omniprésente.

« Dans le désert des signes, dans la défaite des abstractions, c’est le corps lui-même qui se transforme en signe : le jeune homme de Wild Animals se plantant un couteau dans la main pour prouver sa détermination, la jeune fille de L’Île, des hameçons dans le vagin pour exiger de son amant qu’il reste.

Très logiquement, pas plus que les mots, les choses ne sont elles-mêmes d’emblée des symboles, elles le deviennent, soit dans le courant du film, soit dans le courant de l’œuvre. Kim Ki-Duk cherche à penser cinématographiquement, avec la sincérité la plus têtue, la possibilité d’un rapport entre les êtres, et pour ce faire, il ne peut postuler de symbolique déjà commune aux protagonistes et aux spectateurs. Il doit s’efforcer de montrer comment au contraire les choses se mettent d’elles-mêmes à faire signe, ou comment les personnages trouvent le moyen d’être liés par quelque chose de commun. Le hameçon de L’Île figure avec netteté ce processus. »

CORPS PRISON ET TENTATIVE D’EVASION

« Chez Kim Ki-Duk, le corps est une prison dont on cherche à s’extraire. Cela s’explique par une réalité historique : la forte présence de l’armée américaine en Corée. Mais on est aussi prisonnier de sa nature, de ses désirs et surtout de ses besoins, dont le sexe.

Le corps est surtout le lieu de toutes les souffrances et si on aborde toutes les extrémités possibles, c’est pour mieux s’en extraire ou se prouver que l’on est bel et bien un être de chair et de sang. Le sado-masochisme se manifeste sous toutes ses coupures, toutes ses brûlures et sutures. »

BESTIAIRE HUMAIN

« Si les personnages des films de Kim Ki-Duk sont muets, c’est peut-être parce que la violence est souvent sourde. Mais c’est surtout parce que le cinéaste croit plus aux actes qu’aux paroles. Et aussi autistes ses personnages soient-ils, leur silence nous rapproche de notre part animale. Et comme de petits animaux, les êtres humains ont autant l’instinct de survie qu’ils ne sont habités par leur rage primitive. Pourtant, de l’anthropologie à l’anthropomorphisme, le sort des hommes n’est pas si différent des petits animaux que le petit d’homme torture, pour se distraire, dans Printemps, été, automne, hiver… et printemps. »

SERIAL PAINTER

« Ecorchés, traumatisés et rougeoyants… Chez Kim Ki-Duk, les corps sont présentés dans des paysages idylliques et luxuriants, dignes des romantiques cartes postales qui nous viennent de Corée. Mais entre les crêtes florissantes des montagnes et les surfaces bleutées des lacs et des océans, se jouent en fait les meilleurs drames.

Sous le scalpel de Kim Ki-Duk, les corps et les individus qui les incarnent sont pris sur le vif, avec un souci chirurgical du détail, un art de la précision et une mise en scène de la souffrance qui est tout en raffinement extrême-oriental.

A travers une filmographie aussi injectée de sang qu’à fleur de peau, Kim Ki-Duk révèle les plaies encore suintantes d’une société coréenne malmenée par son histoire. Insulaire et divisée, en quête d’harmonie, elle cherche plus que jamais à affirmer sa vivacité et à sortir de ses carcans. Mais pour se libérer, encore faut-il se sentir vivant.

Chirurgien, anthropologue ou sociologue… Kim Ki-Duk est un peu tout cela. Qui d’autre pouvait alors mieux que lui sonder les tréfonds de l’âme coréenne. Son parcours aussi chaotique que singulier, l’a constamment laissé osciller entre le monde physique et le mystique. Un parcours sous tension qui explique en partie celle de ses films. Du village oublié où il est né jusqu’à la capitale de la Corée du Sud, Séoul, où il se rend avec ses parents dès neuf ans, c’est une dichotomie entre campagne et ville qui se crée dans son esprit. L’Ecole d’Agriculture où on l’oblige à se rendre alors qu’il aimerait poursuivre le lycée, puis le travail à l’usine dès seize ans,  et enfin un passage de six ans dans une unité de la marine, un monde aussi éprouvant physiquement que nerveusement… sont des expériences qui lui ont laissé vivre un large éventail de sensations physiques. Il est alors temps de se consacrer au monde spirituel, comme une rédemption, tout en s’adonnant à la contemplation : il se retire alors dans un monastère tout en s’intéressant de près à la peinture.

Puis, en 1990, il part finalement étudier l’art en France et se révèle à lui-même. Fin observateur de l’âme humaine, il aiguise ses pinceaux, ses couteaux et ses crayons, et trace sa route de dessinateur de rue à travers la ville. Artiste d’après modèle, Kim Ki-Duk esquisse des personnages qui ont beau prendre des airs figés et se lire comme de belles images, loin d’eux l’intention d’être sages. De l’extrême sérénité à l’extrême douleur, Kim Ki-Duk nous fait visiter une étonnante galerie de portraits vivants auxquels participent autant le monde végétal à travers ses paysages les plus sauvages que le règne animal dans toute sa splendeur. Avec des œuvres que l’on imagine peintes aux fluides humains et au sang, Kim Ki-Duk procède à une vivisection en plein dans la chair sociale. » (1)

(1) Ces textes sont extraits du livre « Kim Ki-Duk » paru aux Editions Dis Voir, février 2006, Barcelone (Adrien Gombeaud, Anaid Demir, Cédric Lagandré, Catherine Capdeville-Zeng et Daniele Rivière)

 
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