CRITIQUES DU FILM

« Il en demeure une espèce de chef-d’œuvre, sans parenté, sans passé, et qui apparaît aussi singulier qu’un aérolithe d’un autre monde. […] On a voulu comparer cette démarche avec le jeu pirandellien de A chacun sa vérité. Ce rapprochement est tout extérieur. Si les récits diffèrent, ce n’est pas parce que la réalité est fuyante et qu’elle se modèle comme un rêve. Il y a une réalité solide, indéformable. Il y a un criminel et, si le spectateur est perspicace, il doit trouver qui il est, en éliminant successivement les témoignages où le mensonge se trahit chaque fois par une légère erreur psychologique. […] Tout est symbolique dans ce drame et l’on peut même se demander s’il ne faut pas y voir un récit allégorique de la défaite du Japon pendant cette dernière guerre. Tout est symbolique mais ce symbolisme n’altère en rien la magistrale étude de caractères qui nous est présentée. Rarement un film a eu des notations aussi humaines. […] C’est un grand film et, à tous les sens du mot, une révélation. »
Henri Pevel, L’Ecole libératrice, 1952

 

« Le seul juge qui a barre sur chacun des invités, c’est sa conscience. Et Kurosawa, durant tout le film, alterne, avec une maîtrise admirable, les gros plans de visages et les plongées ou contre-plongées dans la forêt. 0 la fois, il fouille les âmes et réinsère les hommes dans la nature, parties intégrantes du Cosmos. On retrouve là la constante de tous les films de Kurosawa : cette double vision de l’homme infime et infini, fourmi dans l’espace et dans le temps, dieu dans l’éternité. […] Chacun sa vérité, à la manière de Pirandello ? Pas tout à fait. C’est à Dostoïevski que l’on pense. Car la vérité, ici, on la devine. Le récit du bandit et celui du bûcherons se recoupent. Les mensonges de chacun ne sont pas motivés par le désir d’échapper à la justice. Ils naissent un peu du refus de s’accepter soi-même, avec ses lâchetés et ses petitesses. « 
Claude-Marie Tremois, Télérama, 1979

« La révélation de ce Festival sera, à mon avis, le film japonais Rashômon (Le Bois). Jugé ainsi isolément, le film est à la fois d’un extrême modernisme et d’un dépouillement classique, joué avec une violence et une stylisation puissante, plein de signification et d’originalité. […] La réalisation de ce film est étonnante. D’une lenteur voulue, n’évitant (comme la grande poésie) aucune répétition, s’attardant aussi longtemps sur les branches des arbres que sur le visage des hommes. Le jeu des acteurs est à l’opposé du flegme que nous prêtons aux Orientaux. A truculence du bandit, son rire énorme, au souvenir des épisodes les plus tragiques, sa vitalité débordante en font un personnage du XVIe siècle européen, intermédiaire entre ceux de Rabelais et les condottieri italiens. Les pleurs et les cris de la femme sont sans retenue, comme la pitié du prêtre et la sagesse paysanne du bûcheron semblent sans fond. Un grand film, à la fois épopée et tragédie, joué par des acteurs qui possèdent magnifiquement un métier très différent de celui des nôtres. »
J-L. Tallenay, Radio, Cinéma Télévision, 1952

 

«  Dans Rashômon, Akira Kurosawa parvient à une mobilité de la caméra qu'on avait peut-être jamais vue depuis les « caméras volantes » de l'époque U.F.A. (Variétés, Le dernier des hommes). La caméra atteint une sorte d'intimité nouvelle, elle est si précise dans ses explorations, si active dans sa participation et pourtant toujours si psychologiquement exacte que, bien que nous nous trouvions devant ce que l'on peut appeler un «tour de force» conscient, nous ne le voyons pas ; nous sommes complices, nous sommes pris. Le jeu des trois principaux acteurs, est admirablement dosé, et la façon dont sont présentés les divers aspects des personnages lorsque chacun des différents points de vue nous est présenté est une véritable révélation.
Il ne semble pas possible qu'un acteur occidental soit capable du dynamisme que l'on trouve dans le jeu de Toshiro Mifune dans le rôle du bandit, extraordinaire de sauvagerie érotique, portrait audacieux débordant de force et de vitalité.
Les trois principaux décors du film ont chacun un style dominant qui les distingue selon l'humeur et la psychologie des scènes qui s'y passent. Le temple (porte principale de la ville de Kyoto) est gris, inondé par une pluie lourde et monotone ; le tribunal de police où se déroule la confession est photographié en plans fixes dans une cour éclairée par un soleil brillant ; la forêt, où le drame entre les deux hommes et la femme se déroule trois fois en imagination et une fois réellement, est plane dans une demi obscurité... une lumière filtrée par les feuilles et qui varie continuellement, permet successivement la clarté ou le demi-jour. Les trois premiers des principaux épisodes sont accompagnés avec un thème musical différent alors que le quatrième, volontairement car c'est l'épisode final de l'histoire vraie, est uniquement accompagné de bruits naturels. Il est intéressant de noter que les partitions japonaises «occidentalisées» (j'ai vu cela dans d'autres films japonais) dérivent fortement, dans leur style, de la musique française des impressionnistes et post-impressionnistes, Debussy, Ravel, Roussel etc…
On pourrait s'étendre longuement sur les qualités et subtilités contenues dans Rashômon, car il y en a beaucoup. Le roman qui est à la base du scénario est l'œuvre d'un écrivain moderne connu comme étant « l'Ernest Hemingway du Japon » ; il se suicida en 1927 après avoir déclaré qu'il ne pouvait plus supporter les problèmes moraux posés par le monde contemporain. L'histoire de Rashômon est celle de l'opposition entre la vérité et le mensonge. Sa construction rappelle les pièces de Pirandello.
Comme je n'ai pas lu le roman, j'ignore quels changements l'adaptation a apportés à l'histoire originale. Quoi qu'il en soit, le film gagne complètement la partie sur le plan purement cinématographique. On peut même le considérer comme une œuvre qui nous rappelle la fraîcheur et l'unique magie que renferme le cinéma en tant que moyen d'expression. Peut-être même son succès ouvrira-t-il au cinéma japonais la voie qui lui apportera une juste et très grande renommée parmi toutes les écoles cinématographiques du monde. »
Curtis Harrington Cahiers du cinéma, Mai 1952

« La caméra est placée dans la conscience même des protagonistes : c’est le départ pour un long voyage dans les méandres inextricables du cœur humain. Par trois fois, nous parcourons le même trajet sans nous apercevoir, tant le voyage est riche en surprises. Kurosawa réalise là le rêve de tout cinéaste, filmer une histoire avec autant de points de vue qu’il y a de personnages. En nous permettant de nous glisser dans la peau de chacun des interprètes témoins, l’auteur nous offre des variations aux tonalités si neuves et  si séduisantes que chaque partie de l’histoire semble revêtir un caractère nouveau. Impliqués intellectuellement et émotionnellement dans le jeu jusqu’au spasme, nous suivons les manipulations successives de la vérité en enregistrant-confrontatant les différences et les analogies comme s’il s’agissait des différentes phases d’une énigme policière. Rashômon est un véritable " thriller " de la vérité, une vérité toujours fluctuante. »
Aldo Tasone, Akira Kurosawa, 1983

 
       

Distribué par Films sans Frontières